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Jean-Emmanuel Ray, professeur de droit à l’université Paris I-Sorbonne : « Pour faire évoluer l'ANI sur le télétravail, une loi ou une ordonnance est nécessaire »

Social - Fonction rh et grh, IRP et relations collectives, Contrat de travail et relations individuelles
20/06/2017
Le rapport conjoint des partenaires sociaux sur le télétravail est-il le prélude à une négociation interprofessionnelle ? Peut-il constituer un outil de référence pour définir collectivement les règles du télétravail dans les entreprises ? L’avenir de ce rapport pose question, alors que le gouvernement devrait légiférer sur le télétravail. Décryptage avec le professeur de droit du travail, Jean-Emmanuel Ray.
Liaisons Sociales Quotidien : Partagez-vous le constat des partenaires sociaux selon lequel la législation en matière de télétravail est devenue obsolète ?
Jean-Emmanuel Ray : L’ANI de 2005 est la transposition française de l’accord-cadre communautaire qui a été signé en juillet 2002, soit deux ans avant Facebook, cinq ans avant l’IPhone, et bien avant le très haut débit nécessaire pour télétravailler. À cette époque, les espaces de co-working, les télécentres étaient inconnus, et les syndicats voyaient d’un mauvais œil cette individualisation des rapports sociaux avec une possible externalisation des télétravailleurs. Or, non seulement tout le Code du travail prévu pour l’industrie manufacturière reste applicable, mais la loi du 22 mars 2012 y a ajouté des règles spécifiques. Et tous ces textes reposent sur la méfiance, alors qu’en matière de télétravail, le refrain est « la confiance, sinon rien ! ». Résultat : le développement du télétravail régulier est bloqué et les entreprises sont encouragées à faire appel à des auto-entrepreneurs ou des télétravailleurs à l’étranger. Les employeurs hésitent à se lancer dans ce nouveau mode d’organisation, pourtant plébiscité par les collaborateurs et en particulier les jeunes générations, pour lesquelles c’est un droit naturel car ces « Digital natives » l’ont toujours pratiqué.
 
LSQ : Selon vous, quelle est la meilleure solution pour mettre à jour les textes de référence ?
J-E. R. : Une ordonnance peut évidemment modifier la loi, mais elle pourrait commencer par autoriser des expérimentations, centrées sur les cadres en forfait-jours, sur une période de deux ans. Les partenaires sociaux doivent-ils réviser l’accord de 2005 ? Si c’est pour créer de nouvelles contraintes afin d’obtenir la signature de tel ou tel syndicat, et donc provoquer un refus côté patronal, mieux vaut éviter cet échec programmé. L’explosive question de fond est prudemment évitée dans le « rapport conjoint » : notre droit du travail du vertical et du tout collectif (lieu, temps, action) est-il compatible avec la révolution numérique et la culture des jeunes générations ? On a bien vu avec la loi du 8 août 2016 abordant le forfait-jours, le droit à la déconnexion et le télétravail, que ces sujets se chevauchent autour des profonds changements organisationnels provoqués par les TIC : du vertical à l’horizontal, avec la dissolution des frontières physiques et temporelles de « l’entreprise élargie », et une revendication généralisée pour un nouvel équilibre vie professionnelle-vie personnelle. Or, pour l’instant, et contrairement à nos voisins italiens avec la loi de juin 2017 sur le « travail agile » ou allemands avec leur « Livre Blanc 4.0 », nous restons dans la reproduction de l’ancien modèle pour ne pas effaroucher les partenaires sociaux qui, comme l’essentiel des décideurs français, ont un rapport assez lointain avec la culture des TIC d’aujourd’hui. Et quand on a peur, on bloque. De quoi nous faire rater le tournant du numérique.
 
LSQ : Réticent face à une évolution législative, le patronat renvoie les entreprises vers le rapport conjoint pour développer le télétravail. Qu’en pensez-vous ?
J-E. R. : L’ANI de juillet 2005 a été étendu et s’impose, et a fortiori la loi du 22 mars 2012 : le simple « rapport conjoint » des partenaires sociaux n’y change rien. Pour faire évoluer le texte, une loi ou une ordonnance est donc nécessaire. Mais avant, il serait bon d’interroger de vrais télétravailleurs, sur leurs souhaits et leurs contraintes comme l’a fait Yves Lasfargue. Ces travailleurs si particuliers (en forfait-jours, souvent diplômés et bien rémunérés), et qui ne correspondent guère au profil habituel des militants de nos confédérations, sont-ils demandeurs de plus de contrôle, ou d’autonomie ? La charge de travail est-elle un problème spécifique au télétravail ? S’ils reconnaissent travailler davantage, 93 % sont très satisfaits de ce mode d’organisation. Ainsi peu importe la méthode, pourvu qu’elle donne plus de liberté pour expérimenter ces modes d’organisation qui se diversifient (nomadisme, co-working, bureaux d’accueil) et s’avèrent triplement gagnants : pour la société (CO2), pour le salarié (fatigue des transports, vie professionnelle/vie personnelle), et pour l’entreprise (attractivité et productivité).
 
LSQ : L’identification des nouveaux enjeux du télétravail par le rapport n’a pas la prétention d’être exhaustive, mais vous paraît-elle suffisante ?
J-E. R. : Ce rapport correspond au « large état des lieux » prévu par l’article 57 de la loi du 8 août 2016, et permet de connaître les meilleures pratiques et accords, thème par thème, avec nombre d’exemples concrets. Mais ses propositions pour l’avenir, alors que le travail à distance va exploser, sont moins visibles. Sur « la clarification des règles juridiques applicables au télétravail » en matière de santé-sécurité, l’accident de travail est l’exemple le plus emblématique, mais n’existe guère dans les faits. Si le salarié déclare être tombé dans l’escalier, que faire ? Plutôt que de faire du contentieux, des accords d’entreprise prévoient la prise en charge : la confiance, toujours. D’où la nécessité d’un examen préalable du lieu de travail (ergonomie, sécurité), et d’une mise à jour des assurances du télétravailleur. Sur le sujet qui monte dans les faits et devant les tribunaux, celui des frais liés au télétravail, « la réforme de l’évaluation des frais professionnels sur une base forfaitaire » est certes utile, mais ne résout pas la question des frais indirectement liés au télétravail. Sur le temps de travail, le rapport n’aborde pas le fractionnement éventuel du temps de repos, figurant pourtant dans les propositions de la loi du 8 août 2016. Or, nombre de cadres télétravailleurs, pas forcément surchargés ni "workaholics", fractionnent déjà leur temps de repos pour aller chercher leurs enfants à l’école à 16 h 30, et reprendre ensuite leurs dossiers de 21 h 30 à 23 h 00 Ils y trouvent leur équilibre vie professionnelle-vie personnelle.
 
LSQ : Quels sont les conseils opérationnels que vous donneriez aux entreprises petites et grandes qui souhaitent mettre en place le télétravail ?
J-E. R. : En charge de ce dossier, l’Anact a fait un excellent travail et publié des modes d’emploi. « Test and learn » est la démarche appropriée pour mettre en place le télétravail. Toute réflexion doit d’abord commencer par un rapprochement avec la DSI (sécurité des données et accès à distance, postes sensibles, maintenance du matériel, etc.). Ensuite, l’entreprise peut lancer une campagne de sensibilisation sur le réseau social interne, avec FAQ et tests individuels d’autonomie. Puis, un accord collectif doit être négocié pour une durée déterminée d’un an. Il prévoira une commission paritaire de suivi et l’expérimentation dans des lieux déterminés un jour par semaine, ainsi que ses conditions de mise en œuvre : définition des postes télétravaillables et conditions d’éligibilité respectant le principe d’égalité. Ensuite, intervient la signature d’avenants pour les volontaires sélectionnés par leur hiérarchie, prévoyant une période d’adaptation réciproque de trois mois. Par ailleurs, une courte formation au management à distance doit être organisée pour les télé-managers, afin d’éviter qu’ils envoient 20 mails par matinée pour contrôler leur collaborateur. Un bilan réalisé au bout d’un an permettra une extension progressive respectant deux principes : le télétravail n’est ni un droit (pour le salarié), ni une obligation (pour l’employeur) ; il ne doit être ni une faveur (pour l’amie du manager), ni une sanction (le harceleur renvoyé chez lui, ou les mal notés devant rester au bureau).
 
LSQ : Le rapport entend lutter contre le télétravail informel et les risques qu’il génère. Est-il indispensable d’encadrer ces situations ?
J-E. R. : L’enquête de l’ANDRH publiée en mai dernier montrait une faible formalisation du télétravail : 71 % des répondants n’avaient aucun accord collectif, et un tiers n’avaient pas signé d’avenant. Si le recours au télétravail informel n’est guère étonnant pour les situations exceptionnelles (prévues en 2012 par L. 1222-11 suite à l’épidémie H1N1, mais qui se banalisent : grève des transports, circulation alternée pour cause de pollution, inondations, attentats), ou occasionnelles (accident privé ou enfant malade, etc.), l’ANI et la loi imposent la rédaction d’un avenant au contrat de travail précisant « les conditions de passage en télétravail et les conditions de retour à une exécution du contrat de travail sans télétravail » et « les modalités de contrôle du temps de travail ». Tant que trois salariés télétravaillaient régulièrement dans leur coin, pas de problème. Mais quand il s’agit de dizaines de collaborateurs qui vont comparer leurs avantages respectifs (par exemple : prise en charge financière de la moitié de l’abonnement privé, des consommables), des règles collectives et consensuelles sont socialement indispensables. Elles sont aussi juridiquement souhaitables, mais dans un cadre entièrement repensé pour le travail et les travailleurs d’aujourd’hui.
 
 
Source : Actualités du droit